Manon Bohard et Antoine Guillon ont remporté la 13e édition de la TransMartinique, une course de 136 km et 5000 m D+ sillonnant l'ensemble de cette île des Antilles. À la fois varié et impitoyable, le parcours se déroule dans des conditions propres aux milieux tropicaux : chaleur, humidité, jungle et bords de mer. Non amateurs de boue, s'abstenir !
Salut, c’est Franck Berteau de Distances+,
Une partie de la rédaction était aux Antilles, ce week-end, non seulement pour vous faire vivre sur nos réseaux sociaux la 13e édition de la TransMartinique, mais aussi pour la courir. Je m’y suis collé et, comme on me l’avait annoncé, j’ai découvert une épreuve qui ne ressemble à aucune autre, en tous cas pas au trail que nous avons l’habitude de pratiquer dans les Alpes ou les Pyrénées, et plus généralement en Europe.
Comme de nombreux participants, mes pieds ont été victimes de l’humidité permanente à laquelle l’environnement nous confronte. Après 90 km, leur état ne me permettait plus de courir. Il a donc fallu terminer en marchant, “tipa tipa” — “doucement mais sûrement”, selon l’expression créole —, et voir pour le deuxième jour consécutif le soleil se lever en course, non plus cette fois dans la forêt tropicale mais le long du littoral, sur le pourtour de la presqu’île de Sainte-Anne où l’arrivée commence à se faire sentir.
Une traversée dantesque de la Martinique qui méritait bien un Extra D+ spécial ! Autrement dit, exceptionnellement, une seule histoire et non trois, comme les autres semaines !
Bonne lecture !
“C’est une Spartan en fait, je ne suis pas sur un trail.” Ces mots, Manon Bohard les a eus au ravitaillement de Saint-Joseph, au 54e km de la TransMartinique (136 km et 5000 m D+). En tête de la course féminine, la Jurassienne venait d’en finir avec la partie la plus technique du parcours, la forêt tropicale au nord de l’île, dense, avec ses troncs d’arbres couchés sur les sentiers, sa boue et ses cordes accrochées par endroits pour limiter la casse. À ce moment-là, j’étais déjà loin derrière, empêtré à Cœur Bouliki, une portion que j’avais reconnue la veille et que je ne reconnaissais déjà plus, tant les traces des premiers coureurs l’avait défigurée encore davantage.
Nous étions partis à minuit de Grand’Rivière, un village de pêcheurs léché par la mer des Caraïbes, avec pour entrée en matière l’ascension du point culminant du territoire : la montagne Pelée (1397 m d’altitude). Là haut, la pluie tombait par intermittence et le vent soufflait fort. Doyen de cette édition, Gérard Zapha, 79 ans et douze TransMartinique au compteur, raconte y avoir senti ses pieds décoller du sol, au bord du gouffre, avant d’être rattrapé in extremis par des concurrents arrivant dans son dos. Un aléa qui n’a pas empêché l’ancien professeur d’achever sa traversée en 41 h 03 min. Et d’assurer qu’il serait bien là l’année prochaine, pour cette “grande fête”, si sa forme le lui permet.
À notre micro, le Martiniquais a jugé que le terrain n’avait jamais été aussi impraticable depuis le passage de l’ouragan Dean, survenu en 2007, à quelques mois du premier “Raid Manikou”, nom initial de l’épreuve. Une épreuve qui se complique après la descente rocheuse et parsemée de marches inégales de la montagne Pelée. Là, la jungle se déploie et nous enserre. Chaque pas y est un pari risqué. Tout bouge, tout glisse, tout déstabilise. Y compris le bruit assourdissant de la faune, dominé par le croassement des grenouilles. Parfois, une averse aux grosses gouttes vient rafraîchir la température, bien trop élevée pour la nuit. On se demande alors comment on supportera le jour.
Assortis de 3200 m D+, ce premier tiers de parcours m’a demandé 12 h de patience — soit une vitesse d’à peine plus de 4 km/h — et de sourires forcés, des leurres pour endiguer l’agacement. C’est lent mais c’est inévitable. À la fois parce qu’on ne peut pas aller beaucoup plus vite mais aussi parce qu’il s’agit de se préserver pour la suite, plus roulante, mais qui peut également virer au calvaire si courir devient impossible. Je n’ai réussi mon coup qu’à moitié. Il me restait de l’énergie mais mes pieds commençaient à souffrir, malmenés par l’humidité, lessivés par les flaques, les traversées de rivières et la boue, définitivement la star de cette histoire, qui finit par s’infiltrer partout.
Au jeu de la juste dose il y avait sur cette TransMartinique un expert : Antoine Guillon. Fidèle à sa réputation de “métronome”, l’athlète de 55 ans a attendu Saint-Joseph (54e km) pour enclencher la seconde et revenir progressivement sur ses concurrents, dont son grand ami Cédric Chavet, blessé, qui a longtemps mené la course. Désormais installé en Grèce, où il produit de l’huile d’olive, et où il a couru en septembre le mythique Spartathlon — une course sur route de 245 km — le vainqueur de la Diagonale des fous 2015 s’est ensuite envolé sereinement vers sa cinquième victoire en six participations sur “l’île aux fleurs”, avec un chrono de 18 h 42 min et une avance de près d’une heure sur son dauphin, le résident martiniquais Karim Benabbou (2e).
De son côté, Manon Bohard n’a jamais quitté les avant-postes, par ailleurs toujours succédée, à bonne distance, de la Québécoise Geneviève Asselin-Demers (2e) et de la Martiniquaise Aurélie Ferreras (3e). Grande amatrice de traversée d’îles — elle s’est déjà imposée au Grand Raid de La Réunion (2024), au MIUT (2023) ou encore sur l’Ultra Cabo Verde Treg (2021) et l’Epic Trail Run Azores (2019) — et de terrains techniques, l’athlète du team Hoka a non seulement triomphé mais également signé une 6e place au scratch derrière Victor Delahaye (5e) et Cédric Chavet (4e) qui, avec Antoine Guillon justement, l’avait déjà emporté en 2012, main dans la main avec un troisième homme… Patrick Bohard. Ce n’est pas la première fois que la fille marche sur les traces de son père. En 2021, elle avait notamment été sacrée sur la TDS, à Chamonix, que lui avait gagnée en 2009.
Après Saint-Joseph, la course a pour moi aussi changé de visage. Piègeuse et cruelle, la forêt tropicale et sa végétation abondante avaient au moins le mérite de nous protéger du soleil. Désormais, nous étions à découvert, et la chaleur au cœur des champs de canne à sucre et de bananes s’avérait d’autant plus étouffante. Malgré tout, les kilomètres défilaient enfin un peu plus vite ainsi que les ravitaillements, salvateurs. Et puis, alors que j’attaquais l’ascension du Vauclin avant de rejoindre une bonne fois pour toutes le littoral Atlantique, au sud de l’île, une deuxième nuit — précoce à ces latitudes — s’est abattue sur l’itinéraire, ramenant un peu de fraîcheur. Elle m’a pourtant été fatale.
Tout a basculé là, dans la descente trop raide de cette “montagne” de 504 m d’altitude, au sentier orné de croix blanches. J’ai perdu ma patience et mes sourires forcés, jurant à voix haute après mes chutes, seul, sans aucune autre lueur de frontale autour de moi. J’ai aussi perdu l’usage normal de mes pieds. Mes voûtes plantaires, mes talons et mes orteils me brûlaient. Je sentais des ampoules les envahir. Chaque pas, chaque foulée déclenchait une douleur, je me contorsionnais comme si j’évoluais sur des charbons ardents. Ce que je redoutais était en train de se produire : il restait 40 km et je ne pouvais plus courir, comme beaucoup d’autres participants. Plus loin, le long d’une plage, une coureuse me doublera soutenue par ses bâtons, en tongs, les pieds perclus de pansements.
La fin a été fastidieuse. Je titubais. J’avais sommeil. Je cherchais le moindre endroit pour m’allonger et fermer les yeux cinq minutes, partout, n’importe où, par terre, sur du sable, des bancs ou des rochers. Avant d’être réveillé par les piqûres des moustiques et des puces de sable. Au ralenti, j’ai traversé des allées de cocotiers, des champs d’algues et des mangroves, incessamment dépassé par d’autres coureurs, surtout ceux des autres formats de l’événement. Alors que j’atteignais la Savane des Pétrifications, une surprenante zone volcanique, un autre jour s’est levé, le dernier avec ce dossard accroché à la ceinture. De l’eau jusqu’à la taille, j’ai franchi un bras de mer dont l’eau salée a réveillé mes plaies aux pieds, qui avaient enfin presque séchés. Rien ne nous était épargné.
Plus je me rapprochais de Saint-Anne, plus le sourire revenait. Déjà, je voyais la trace se dessiner dans ma tête. Partir de l’extrême nord. Arriver tout au sud. Traverser un territoire entier au milieu de la mer. Je trouvais la récompense à la hauteur de l’engagement. Par moments, je me considérais idiot de poursuivre la route dans un tel état et maintenant j’étais fier de l’avoir faite, jusqu’au bout. Je le savais, tous mes tracas n’allaient bientôt plus être que des mauvais souvenirs et je n’allais garder que les bons, ceux qui nous conduisent de course en course. Vers des aventures telles que cette 13e édition de la TransMartinique qui aura bel et bien marqué les esprits par sa rudesse encore plus vive que d’ordinaire.
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